L’un des moments cruciaux dans mon itinéraire soufi se produisit vers l’an 2000 alors que j’étais attablé dans le patio de la maison de Mawlana sheikh Nazim à Lefke, occupé à presser des oranges douces. Le hasard avait réuni là douze à treize sheikhs turcs, assis à table à mes côtés. Je remarquai qu’ils parlaient de moi et je leur demandai la nature de leurs propos. Ils me répondirent : « Nous sommes unanimes pour dire que tu es arrivé au niveau des quarante (c’est-à-dire le sommet de la pyramide spirituelle sur terre) ».

J’ai aussitôt rétorqué que cela était faux, qu’ils avaient de moi une opinion trop haute. Ils ont cependant poursuivi : « Nous sommes également unanimes pour dire que ta femme est arrivée au niveau des quarante ».

J’ai répondu que cela était fort possible s’agissant de ma femme, sûrement pas me concernant.

Cet évènement appelle plusieurs précisions.

Il est rare d’abord qu’une douzaine de sheikhs turcs se réunissent au même endroit.

Par ailleurs, en général, les sheikhs turcs ne tiennent pas en haute estime les sheikhs arabes. Ces sheikhs turcs ne croient d’ailleurs en aucun sheikh arabe. Leur opinion me concernant est donc exceptionnelle et représente un honneur spécial.

Les turcs, enfin, ne sont pas connus pour leur humour, ce qui exclut une plaisanterie de la part des sheikhs turcs.

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Je discutais avec un grand sheikh européen, en présence d’une vingtaine de mourides de la zaouiya de Paris, lorsque ce grand sheikh s’est soudainement jeté à terre pour embrasser mes pieds. Il est évident que si j’avais anticipé ce geste, je l’en aurais empêché. Il peut paraitre surprenant, qu’en présence de dizaines de témoins de sa propre zaouiya, le plus grand sheikh européen baise mes pieds sans raisons apparentes.

C’est un geste d’amour et d’humilité qui démontre une absence totale d’ego chez ce sheikh. C’est un geste que je n’aurais pas volontairement accepté.

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Nous étions assis autour d’une table à Paris lorsqu’un grand sheikh allemand, plus ancien et plus savant que moi, se leva de sa chaise, fit le tour de la table dans ma direction, se baissa et embrassa mes pieds. Puis il retourna s’assoir tranquillement à sa place. Je n’ai évidemment pas pu empêcher ce geste.

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À Londres, sheikh Hisham Kabbani s’est adressé à moi à plusieurs reprises en m’appelant « Mawlana sheikh Khaldoun », cela devant une centaine de témoins et alors que la séance faisait l’objet d’un enregistrement vidéo.

Qui connait sheikh Hisham sait qu’il n’est pas dans ses habitudes de nommer les gens « mawlana ». Ce terme signifie « mon seigneur ». A ma connaissance, il n’y a que quatre personnes dans la confrérie naqshbandi qui sont appelées ainsi. Noblesse et modestie obligent, je ne me trouve évidemment pas digne d’un tel honneur mais il va également de soi que je ne peux empêcher les autres de faire des gestes forts à l’égard de ma faible personne.

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Mawlana sheikh Nazim, à qui toutes les éloges du monde ne suffisent pas à rendre justice et à décrire sa générosité et son amour débordant pour toute la création, m’a honoré plus d’une centaine de fois en me disant « je t’aime » devant des milliers de témoins. Il s’agit de l’honneur le plus élevé qu’un sheikh peut accorder à son mouride, en lui déclarant son amour.

Dès que j’ai rencontré Mawlana sheikh Nazim, dès le premier jour, il ne s’est adressé à moi qu’en me nommant « sheikh Khaldoun ». Je ne méritais évidemment pas le titre. J’ai pensé que le sheikh plaisantait ou bien appelait tout le monde « sheikh ». Je suis reconnaissant pour sa confiance et pour son amour.

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Mawlana sheikh Nazim et moi étions assis ensemble à l’entrée de la zaouiya naqshbandi à Lefke. Ma main reposait sur l’accoudoir du canapé. Le sheikh m’a alors dit que quelqu’un arrivant par la porte principale me demandait. J’ai donc tourné la tête vers la porte, et le sheikh en a profité pour prendre ma main et l’embrasser. Il a donc volontairement détourné mon attention pour me faire tourner la tête car il savait que je n’aurai pas permis à mon sheikh de baiser ma main.

Cet acte s’est déroulé devant une dizaine de mourides de Mawlana, essentiellement des turcs, qui étaient très étonnés de ce geste car il n’était pas dans les habitudes de Mawlana d’embrasser les mains de ses mourides.

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Lors de l’une de mes visites à Lefke, j’évoquais avec mon cher ami Amro le hadith al sharif selon lequel l’être humain qui arrive à reconnaitre quarante saints de Dieu sur terre, entre au paradis sans jugement. Quelles sont les conditions que doivent réunir les saints ? Nous avons établi un cahier des charges et nous avons pris la décision de chercher ces saints. Nous avons estimé que plusieurs de ces saints étaient présents à Lefke. Nous en avons choisi un et lui avons rendu visite pour profiter de sa spiritualité. Dès que nous sommes entrés, et pendant environ vingt minutes, durée de notre visite, ce saint n’a pas arrêté de faire mon éloge sans nous laisser la moindre chance de parler de lui. Lorsque nous sommes sortis, j’ai dit à Amro : « voilà bien la preuve de sa sainteté, il a tout compris et pour nous empêcher de parler de lui, il n’a cessé de parler élogieusement de moi ! »

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En face de ma maison à Damas se trouve une petite échoppe de fruits et légumes tenue par un vieux monsieur. Je le salue à chaque fois que j’entre ou que je sors de la maison et j’achète chez lui des fruits et des légumes de saison. A chaque fois que je me rends à Damas pour quelques jours, je vois ce monsieur sans jamais sérieusement discuter avec lui. Lors de l’une de ces visites, il prit l’initiative de s’adresser à moi de la manière suivante : « Ustaz, il est vrai que nous ne nous connaissons pas mais je voudrais vous dire que je n’ignore pas votre statut et votre position ». J’ai ainsi compris que ce monsieur est membre d’une autre confrérie soufie et qu’il n’a pu se retenir de témoigner favorablement à mon égard.


Événements mémorables sur le chemin vers l’infini de Sheikh Khaldoun Hamade dans la confrérie Naqshbandia

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